Vous êtes peut-être déjà tombé.es sur cette expression, souvent utilisée pour décrire une école démocratique : « une école sans profs, sans cours, sans emploi du temps ». Forcément, ça intrigue, ça questionne, ça semble fou. Ça l’est moins quand on regarde de plus près les recherches sur le fonctionnement des apprentissages, le besoin d’être motivé.e de l’intérieur, d’avoir le temps, d’être dans un état d’esprit de curiosité joyeuse..
C’est là que John Holt entre en scène. Il fait partie de ces personnes qui se sont intéressées aux apprentissages autonomes, auto-dirigés, c’est-à-dire directement choisis et impulsés par les apprenant.es. Il a écrit plusieurs livres, et s’est beaucoup engagé dans la défense des droits de l’enfant. Parmi ses livres, il y en a un qui s’appelle « Comment les enfants apprennent »
Aux États-Unis, ils viennent de publier une réédition du livre « How children learn » et Peter Gray en a profité pour le relire.
(l’article complet en anglais est disponible sur internet)
La lecture de cet article m’a permis une belle prise de conscience, m’a donné une nouvelle manière de regarder les enfants faire des choses, des nouvelles lunettes en quelque sorte. La grille de lecture que développe John Holt me paraît vraiment utile pour développer une posture de facilitatrice d’apprentissages et renoncer à dissocier apprendre et faire. Du coup, j’ai eu envie de le traduire pour vous le partager. Bonne lecture ! Claire
Holt était un observateur brillant et astucieux des enfants. S’il avait étudié une espèce animale à la place des enfants d’humains, nous l’aurions appelé « naturaliste ». Il observait les enfants dans leur état naturel, libre, sauvage pourrais-je même dire. Là où ils n’étaient pas contrôlés par un.e professeur.e dans une classe ou un chercheur dans un laboratoire. C’est quelque chose qu’ont fait bien trop peu de psychologues du développement ou de chercheurs en sciences de l’éducation. Il réussit à créer de la proximité avec les enfants et les observait avec leurs familles et leurs amis quand ils jouaient, exploraient. Il observait aussi les enfants à l’école pendant les pauses. À travers de telles observations, il est arrivé à certaines conclusions profondes sur l’apprentissage des enfants.
En voici un résumé, que j’ai extrait du livre « Comment les enfants apprennent ».
Les enfants ne choisissent pas d’apprendre pour faire des choses dans le futur. Ils choisissent de faire ce que font les autres personnes de leur monde, et en faisant, ils apprennent.
Les écoles essaient d’enseigner aux enfants des compétences et des savoirs qui leur seront peut-être utiles à un moment donné – inconnu -, dans le futur. Ils veulent faire de vraies choses maintenant. En faisant ce qu’ils ont envie de faire, ils se préparent de manière merveilleuse pour le futur, mais c’est un effet secondaire. Selon moi, voilà l’idée la plus importante du livre. Les autres idées qu’il développe sont plus ou moins des corollaires.
Les enfants sont d’excellents apprenants parce qu’ils ne se voient pas comme « en train d’apprendre » ; ils se voient en train de faire. Ils ont le désir de s’engager dans des activités réelles qui font sens, comme les activités qu’ils voient autour d’eux, et ils n’ont pas peur d’essayer. Ils veulent marcher, comme les autres, mais au début ils ne sont pas très bons. Alors ils continuent d’essayer, jour après jour, et leur marche s’améliore. Ils veulent parler, comme les autres, mais au début ils ne connaissent pas la relation entre les sons et le sens. Leurs phrases nous parviennent comme un babillage incompréhensible, mais dans la tête de l’enfant, il ou elle est en train de parler. L’amélioration vient du fait que l’enfant assiste à des discussions, et progressivement il saisit certains des sons qu’il entend avec leur sens, et il les place dans ses déclarations de manière de plus en plus appropriée.
Quand les enfants grandissent, ils continuent d’assister aux activités des autres autour d’eux, et, de manière imprévisible, à des moments imprévisibles, ils décident de celles qu’ils veulent faire et commencent à les faire. Les enfants commencent à lire, parce qu’ils voient les autres lire ; si on leur lit des histoires, ils découvrent que la lecture est un chemin pour apprécier les histoires ; Les enfants ne deviennent pas des lecteurs en apprenant à lire d’abord ; ils commencent directement par lire. Peut-être lisent-ils des signes qu’ils reconnaissent. Peut-être, en tournant les pages d’un livre familier, récitent-ils les mots, les phrases qu’ils ont mémorisé ; ou peut-être tournent-ils les pages d’un livre nouveau et disent ce qui leur vient à l’esprit. Nous n’appelons peut-être pas ça « lire », mais pour l’enfant, c’est de la lecture. Avec le temps, l’enfant commence à reconnaître certains mots, même dans des contextes nouveaux, et commence à inférer les relations qui existent entre les lettres et les sons. De cette manière, sa capacité à lire s’améliore.
Parce qu’elles sont utilisées partout dans notre culture, tout le monde ou presque développe les capacités de marcher, parler, lire. D’autres compétences sont développées de manière plus sélective, en fonction de la fascination qui naît chez certain.es. Holt donne l’exemple de cette fille de 6 ans qui devint intéressée par le « tapage » de lettres sur une machine à écrire électrique qui datait des années 60. Elle tapait vite, comme les adultes de sa famille, mais ne faisait pas attention au fait que les lettres sur sa page étaient aléatoires. Elle produisait des documents entiers de cette manière. Avec le temps, elle commença à réaliser que ses documents étaient différents de ceux des adultes, car ils n’étaient pas lisibles. Alors elle commença à être attentive aux touches du clavier qu’elle enfonçait et à l’effet que cela produisait sur la feuille de papier. Elle commença à taper plus lentement et précautionneusement. Très vite, elle tapait des phrases lisibles.
Vous et moi pourrions dire que l’enfant est en train d’apprendre à marcher, à parler, à lire, à taper ; mais du point de vue de l’enfant, ce serait faux. L’enfant marche dès son premier pas, parle dès son premier babillage, lit dès la première fois qu’il s’arrête sur un signe parce qu’il le reconnaît, tape dès qu’il enfonce sa première touche de clavier. L’enfant n’apprend pas à faire ces choses : il les fait, et dans le processus, il s’améliore.
Récemment, ma collègue Kerry McDonald le remarquait justement dans un texte qui parle de sa petite fille non-scolarisée qui adore cuisiner. Dans les mots de Kerry : « quand les gens lui demandent ce qu’elle veut faire plus tard, elle répond joyeusement « cuisinière, mais j’en suis déjà une ».
Les enfants vont du tout aux parties dans leurs apprentissages, pas des parties au tout.
Cela est clairement une conséquence du point précédent, à savoir que les enfants apprennent parce qu’ils ont envie de faire les choses qu’ils voient les autres faire. Ils ont envie de faire les choses qui ont du sens, du début jusqu’à la fin, pas des petits éléments abstraits du tout. Ils ont envie de faire des phrases qui ont du sens, pas de prononcer des sons. Personne ne parle en sons. Ils ont envie de lire des histoires intéressantes, pas de mémoriser la relation entre les sons et les lettres ou de répéter des mots à l’oral pour les connaître par cœur. Comme Holt le fait remarquer à plusieurs reprises, l’une de nos plus grandes erreurs à l’école est de séparer les tâches en morceaux et d’essayer de faire faire à l’enfant des morceaux isolés du tout. En faisant ça, nous transformons quelque chose qui aurait pu être excitant et plein de sens en une activité ennuyeuse et insignifiante. Les enfants saisissent les éléments naturellement, accidentellement, pendant qu’ils avancent dans leur travail excitant qui consiste à faire des choses réelles, totales, pleines de sens.
Les enfants apprennent en faisant des erreurs, en les remarquant et en les corrigeant.
Les enfants n’ont pas seulement envie de faire ce qu’ils voient les autres faire, ils ont envie de le faire bien. Ils n’ont pas peur de faire ce qu’ils ne peuvent pas encore faire bien, mais ils ne sont pas aveugles quant aux différences entre leurs propres performances et celles des experts qu’ils voient autour d’eux. Donc, ils se lancent directement dans le faire, et ensuite, en répétant leur action, ils s’améliorent. Holt le dit ainsi p.34 : « Les très jeunes enfants semblent avoir ce qu’on pourrait appeler un instinct de travail de qualité. Nous avons tendance à ne pas le voir parce qu’ils ne sont pas compétents et que leurs outils sont grossiers. Mais regardez le soin avec lequel les jeunes enfants aplanissent un gâteau de sable ou tapotent et forment une tarte de boue. ». […]
Nous les adultes nous avons fortement tendance à corriger les enfants en leur montrant leurs erreurs, croyant qu’ainsi nous les aidons à apprendre. Mais quand nous faisons cela, selon Holt, nous sommes en fait en train de rabaisser l’enfant, en lui disant que ce qu’il fait n’est pas bon et que nous pouvons faire mieux. Nous provoquons chez l’enfant le sentiment d’être jugé. Désormais inquiet(é), nous lui enlevons un peu de cette absence de peur à essayer des nouvelles activités. Faisant ça, nous pouvons même détourner l’enfant de l’activité pour laquelle nous voulions précisément lui apporter du soutien. Quand un enfant commence une activité, l’enfant ne peut pas s’inquiéter de ses erreurs, parce que sinon il ne pourrait pas commencer. Seuls les enfants savent quand ils sont prêts à identifier leurs erreurs et à les corriger.
Holt appuie sur le fait que nous n’avons pas besoin de corriger les enfants, car ils sont très bons à se corriger eux-mêmes. Ils sont continuellement en train d’améliorer ce qu’ils font, dans leur emploi du temps à eux, de leur manière à eux. Pour illustrer cela, Holt décrit son observation de cette petite fille qui lisait mal certains mots alors qu’elle lisait une histoire à haute voix. Réalisant ce qui avait du sens et ce qui n’en avait pas, elle s’attelait à relire et relire encore en corrigeant ses erreurs. « Laissée seule, sans pression de temps, sans stress, elle était capable de trouver et de corriger la plupart de ses erreurs elle-même » (p.140).
Les enfants apprennent peut-être mieux en regardant d’autres enfants qu’en regardant des adultes
Holt suggère que les jeunes enfants sont bien conscients du fait qu’ils ne sont pas aussi compétents que les adultes autour d’eux, et ceci peut devenir une source de honte ou de stress, même si les adultes ne remuent pas le couteau dans la plaie. Il écrit p.123 : « Les parents qui font tout bien ne sont pas toujours de bons exemples pour leurs enfants ; parfois, puisqu’ils ne peuvent pas espérer être aussi bons que leurs parents, ces enfants ont l’impression qu’il n’est même pas utile d’essayer. » Cela explique pourquoi les enfants peuvent mieux apprendre en regardant des enfants plus âgés qu’en regardant des adultes. En exemple, il décrit (p.182) comment les jeunes garçons amélioraient naturellement et efficacement leur compétence en lancer de balle par l’observation de garçons plus vieux et plus expérimentés, qui étaient meilleurs qu’eux mais pas suffisamment pour qu’ils aient l’impression qu’un bon lancer de balle soit hors de leur portée. Cette observation correspond parfaitement aux résultats de mes recherches sur le jeu libre et multi-âge.
Les fantasmes donnent aux enfants les moyens de faire et d’apprendre des activités qu’ils ne peuvent pas encore faire dans la réalité.
Un certain nombre de psychologues, dont moi, ont écrit au sujet de la valeur cognitive du fantasme : comment il est à la base de la forme supérieure de la pensée humaine, le raisonnement hypothétique. Mais Holt nous apporte une vision nouvelle à propos des fantasmes : pour lui, ils offrent les moyens de « faire » ce que l’enfant ne peut pas faire dans la réalité. Dans sa discussion sur les fantasmes, Holt critique la vision défendue par Maria Montessori et certains de ses disciples, qui veut que le fantasme soit découragé chez l’enfant parce que c’est une façon d’échapper à la réalité. Holt, au contraire, écrit (p.228) : « les enfants utilisent les fantasmes non pas pour s’échapper mais pour rentrer dans le monde réel ».
Un jeune enfant ne peut pas réellement conduire un camion, mais dans ses fantasmes, il peut être conducteur de poids lourd. À travers un tel fantasme, en imitant avec son camion miniature ce que font les vrais camions, il peut apprendre un tas de choses sur les camions et peut-être même sur la conduite. Holt remarque que les enfants qui jouent à des jeux imaginaires choisissent souvent des rôles qui existent dans le monde adulte autour d’eux. Ils prétendent être des papa et des maman, des conducteurs de camion ou de train, des pilots, des docteurs, des professeurs, des officiers de police… Dans leur jeu ils modélisent, aussi précisément qu’ils le peuvent, leur compréhension de ce que font les adultes dans ces rôles. Les anthropologues m’ont appris que de tels fantasmes d’enfants sont normaux partout. Par exemple, les jeunes garçons chasseurs-cueilleurs s’imaginent être des chasseurs de gros gibiers très courageux tout en traquant des papillons ou des petits rongeurs et en essayant de les toucher avec leurs petits arcs. Ils pratiquent ce que ça fait d’être un chasseur, et ils développent de vraies compétences de chasse. C’est bien plus excitant que de s’entraîner au tir à l’arc sur une cible.
Ce point sur les fantasmes est une autre conséquence de l’idée principale de Holt sur le fait que les enfants apprennent en faisant ce qu’ils veulent faire sur le moment, et pas en s’entraînant pour le futur. Dans ses fantasmes, l’enfant fait, ici et maintenant, les choses que la nature ou l’autorité ne le laisserait pas faire dans la réalité.
Les enfants mettent du sens dans le monde en créant des modèles mentaux et en assimilant de nouvelles informations à ces modèles.
Quand les enfants interagissent avec le monde, leurs cerveaux sont continuellement actifs. Ils essaient de donner du sens aux choses. Holt remarque, comme d’autres incluant notamment Piaget, que les enfants sont de vrais scientifiques : ils ont des intuitions, développent des hypothèses, les testent, les acceptent, les modifient ou les rejettent en se basant sur leur expérience. Mais la motivation provient de l’intérieur de l’enfant : elle ne peut pas lui être imposée. En guise d’illustration, Holt décrit des cas où les enfants étaient autorisés à « faire les idiots » avec des poutres et des horloges, quand ils le voulaient, apprirent bien plus et plus durablement à propos des lois naturelles de l’équilibre et de l’action d’un pendule que si on leur avait enseigné de manière formelle et explicite.
Les enfants utilisent souvent des représentations mentales qu’ils développent à partir d’activités antérieures pour mettre du sens sur de nouvelles activités. Holt donne le magnifique exemple d’un garçon qui adorait les trains et connaissait beaucoup de choses à ce sujet. Quand ce garçon commença à s’intéresser à la lecture, il remarqua qu’une phrase écrite était comme un train, avec un avant et un arrière et qu’elle allait dans une certaine direction. Il appela la majuscule du début « la locomotive» et le point à la fin « le wagon de queue ». Il est évident que cette représentation ne pouvait être utile qu’à ce garçon en particulier. Elle lui a permis, entre autres choses, de transférer son amour pour les trains dans l’amour de la lecture. Il est clair que la représentation devait venir du garçon lui-même. Si un professer la lui avait imposé, cela lui aurait certainement semblé complètement artificiel et aurait empêché son propre effort pour donner du sens aux phrases. Et si un professeur avait essayé d’utiliser l’analogie entre une phrase et un train pour des enfants qui ne portaient aucun intérêt particulier pour les trains, ce serait juste stupide.
L’enseignement interfère avec l’apprentissage des enfants
Quand Holt écrit la première édition de Comment les enfants apprennent (publiée en 1967), il est encore en train de chercher comme devenir un meilleur professeur. Quand il révise le livre pour la seconde édition (qui date de 1983), il insère de nombreuses corrections qui révèlent sa croyance de plus en plus affirmée que l’enseignement de quelque sorte que ce soit est généralement une erreur, à l’exception du moment où c’est une réponse à la demande explicite d’un.e élève d’avoir de l’aide. Voici, par exemple une de ses insertions de 1983 (p.112) : « Quand nous enseignons sans qu’on nous l’ait demandé, c’est comme si nous disions : « tu n’es pas assez intelligent.e pour savoir que tu devrais savoir cela, et pas assez intelligent.e pour l’apprendre. » Quelques pages plus tard, il ajoute : « Dans l’apprentissage, l’esprit d’indépendance est l’un des bagages les plus précieux qu’un.e apprenant.e peut avoir, et nous, qui aimerions aider les enfants à apprendre à la maison ou à l’école, nous devons apprendre à le respecter et l’encourager. »
Les enfants résistent naturellement à l’enseignement car il sous-estime leur indépendance et leur confiance en leurs propres capacités à comprendre les choses ou à demander de l’aide quand ils en ont besoin. De plus, l’enseignant, encore moins quand il est seul dans une classe de plus de quelques enfants, ne peut pas rentrer dans la tête de chaque enfant et comprendre ses motivations, ses représentations mentales, ses passions instantanément. Seul l’enfant a accès à tout cela, ce qui explique pourquoi les enfants apprennent mieux quand ils peuvent avoir le contrôle total de leurs apprentissages. Ou, comme le dirait un enfant, quand ils peuvent avoir le contrôle total de ce qu’ils font.
Je suis curieuse de savoir quelles réflexions vous inspire ce résumé fait par Peter Gray… Au plaisir de lire vos commentaires ! 🙂
J’adore! Je suis fan de Monsieur Holt, j’ai appris pleins de choses grâce à votre article. Ces réflexions sont complètement en phase avec mes idées de l’éducation 😉 merci